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Cezanne Renouveler La Peinture Sur La Base De L'art Classique

De la subjectivité à la fluidité : Manet, Mallarmé et les impressionnistes

André Stanguennec

Texte intégral

  • 1 André Stanguennec (éd.), Penser les arts et la politique : Stéphane Mallarmé, Nantes, Cécile Defau (...)
  • 2 Sur le regard dans le portrait moderne, voir : Georg Wilhelm, Friedrich Hegel, Esthétique, Paris, (...)

1Il nous faut d'abord rappeler que les principes de la modernité n'ont pas émergé simultanément dans toutes les dimensions de la culture. De ce point de vue, l'art pictural et les arts plastiques en général ont sans doute été les derniers à opérer leur mutation moderne. Il est donc nécessaire de commencer par restituer la libération du geste de peindre, cette monstration du coup de pinceau et de l'esquisse restés sur le tableau définitif. Ces attitudes sont caractéristiques d'une autoréférence à la subjectivité du « peindre » dans l'impressionnisme dont Manet peut être considéré comme le père. Certes, dans la peinture classique, le peintre s'était parfois représenté lui-même dans son tableau (que l'on songe aux Ménines de Vélasquez et à plusieurs tableaux de Goya). Mais il ne s'agissait pas d'une autoréférence subjective au peintre comme sujet peignant dans sa liberté de geste et de pensée. Le peintre s'y représentait au contraire comme soumis aux normes imposées par les contraintes de la cour. Avec Manet et ses suiveurs, il s'agit bien d'une autoposition qui veut s'atteindre en une évidence comparable à celle du cogito cartésien : « je peins donc je suis, j'existe évidemment comme sujet de toutes mes représentations », car je les peux former et déformer à mon gré. Un cogito manetien ? La meilleure manière de l'effectuer était, nous semble-t-il, ayant généralisé le doute quant aux assurances des principes théologiques et politiques des Académies, non pas de se représenter en un autoportrait – peu fréquent chez Manet, comme l'Autoportrait à la palette (1879) – mais de laisser paraître l'évidence des coups de pinceaux, des ébauches, des espaces esquissés dans la peinture elle-même, voire des couleurs et des formes dans leur état pré-objectif d'impressions et en ce sens comme des données indubitables d'un soi archi-subjectif, antérieur même au sujet jugeant et synthétisant ces données. C'est que la subjectivité manetienne n'est pas celle de l'esprit substantiellement séparé de son corps (René Descartes), mais plutôt celle d'un corps-sujet, unité d'un soi, pour et par soi, libre comme tout un chacun, et d'un moi, particularisé dans sa participation à une société nouvelle1 : celle de l'opéra, des déjeuners sur l'herbe, des cafés et des foules où se mêlent bourgeois et prolétaires, toutes pratiques engageant le corps. Une autre façon de mettre l'homme en face de cette dualité constitutive de sa subjectivité, unissant le moi particulier et le soi universel, est de l'intérioriser, en tant que spectateur, au sujet du tableau lui-même : plusieurs personnages peints par Manet nous fixent avec cette insistance du regard qu'ont les femmes du Déjeuner sur l'herbe (1863), d'Olympia (1863) ou du Bar aux Folies Bergère (1881-1882). Elles nous regardent de façon quelque peu provocante, comme elles ont regardé le peintre dont nous occupons alors imaginairement la position face à ses modèles, en réfléchissant le regard de sa réflexion, si l'on peut dire2.

Fig. 63. Édouard Manet, Stéphane Mallarmé, 1876, huile sur toile, 26 x 36 cm, Paris, musée d'Orsay.

  • 3 Michel Guérin, Nihilisme et modernité, Paris, Jacqueline Chambon, 2003, p. 72.
  • 4 Georges Bataille, Manet, Genève, Skira, 1955.
  • 5 Michel Foucault, retranscription de conférences données au club Tahar Haddad à Tunis en 1971, publ (...)

2Édouard Manet peut donc être considéré comme le véritable père de la modernité picturale. La réflexivité cogitative de Manet est corrélative d'un abandon serein des anciennes autorités théologico-politiques en peinture. Au point qu'on a pu affirmer avec lucidité : « Manet, premier artiste athée3. » L'auteur de cette formule explique qu'il ne s'agit pas là d'une dénotation biographique, mais d'une condition de possibilité esthétique nouvelle. Manet substitue aux grands mots des classiques et des romantiques sur la religion de la peinture liée à une peinture religieuse, un silence inaugural à cet égard. Son cogito est en effet muet à l'égard des hétéro-références et des émotions sacrées. En témoignerait selon Georges Bataille L'exécution de Maximilien (1867) : rien n'y est exprimé du pathos traditionnel lié à la mort violente et au tragique du supplice d'un Grand. La scène y est « plane », neutre, purement plastique : « de l'insensibilité4 » en peinture. Faisant porter le doute sur tout ce qui pourrait faire croire à une vérité théologique et politique de la peinture, Manet restreint l'absolue évidence de soi à la sphère close d'un ego pictor, néanmoins ouvert en soi au phénomène du monde humain qu'il fait paraître dans les axes où s'exerce sa perception d'homme de la société nouvellement industrielle, en y dévoilant nombre d'aspects et de matériaux demeurés pré-objectifs. Le nouveau concept de monde n'est plus la nature antique, ni l'univers créé des chrétiens et du classicisme, c'est le monde comme milieu, humain et terrestre. On ne peut qu'évoquer un rapprochement, voire une convergence, entre la réduction phénoménologique à l'ego donateur, inachevant ses donations en schèmes esquissés à l'infini et la réduction picturale manetienne : du volume au plan, de l'ombrage aux teintes fusionnées, de la profondeur au fond, des nuances colorées aux couleurs pures, etc. Le face-à-face de l'homme et de son milieu est comme exprimé dans le face-à-face du peintre et de l'espace plan de la toile, tabulaire, sans perspective centrée et traversée. La maîtrise subjective de l'acte d'être soi entraîne le refus de la profondeur et des volumes qui, en redonnant l'avantage à un monde transcendant, dépossèderaient le sujet d'un monde qu'il produit5.

  • 6 André Stanguennec, op. cit.
  • 7 Stéphane Mallarmé, Œuvres, Bertrand Marchal (éd.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade  (...)
  • 8 Ibid., p. 146-147.
  • 9 Stéphane Mallarmé, Divagations, Paris, Eugène Fasquelle, 1897.
  • 10 Édouard Manet, Stéphane Mallarmé, 1876, huile sur toile, 36 x 27,5 cm, Paris, musée d'Orsay.
  • 11 Georges Bataille, op. cit.

3Les textes de Mallarmé sur la peinture6 concernent presque tous, outre Whistler et Morisot, Édouard Manet. Il s'agit essentiellement de deux articles, « Le jury de peinture pour 1874 et M. Manet » publié dans La Renaissance littéraire et artistique, le 12 avril 18747, et l'article « Les Impressionnistes et Édouard Manet » traduit en anglais dans The Art Monthly Review, 30 septembre 1876, enfin d'une notice (ou médaillon) écrite en 1895, après la mort du peintre, « Édouard Manet8 », paru dans Divagations9 (faute d'avoir pu paraître en revue comme il l'avait souhaité). Mallarmé entretint avec le peintre une étroite relation faite d'amitié et d'échanges approfondis sur la peinture et les autres arts, les deux artistes s'enrichissant ainsi l'un l'autre dans leurs pratiques respectives. La rencontre entre Mallarmé et Manet eut lieu en 1873, et ils restèrent très proches amis jusqu'à la mort du peintre en 1883. Manet peignit un célèbre portrait de Mallarmé10, dont Bataille écrivit : « il rayonne l'autorité de deux grands esprits11. » En 1874, le peintre exposa à part l'ensemble de ses tableaux, dont plusieurs refusés par divers jurys, obtenant un vif succès d'estime de la part des artistes, poètes, peintres et musiciens. On peut penser que cette exposition renforça la motivation de Mallarmé à écrire un article sur son œuvre et celle des premiers jeunes impressionnistes de la « bande à Manet », comme on disait à ce moment-là. Nous centrerons notre analyse sur l'article « Les impressionnistes et Édouard Manet », proposé en français puis traduit en anglais par M. Robinson pour la revue anglaise. Mais on se souviendra utilement aussi, outre ce très long article, de la brève notice datant de 1895, douze ans après la mort de Manet en 1883. Mallarmé, qui mourra lui-même trois ans plus tard (en 1898) y rappelle que l'heure de « la gratitude posthume » à l'égard du peintre est venue et il évoque, à la manière d'un croquis de lui par Manet, le fameux croquis hachuré, ce qu'il en a écrit dans l'article de la revue anglaise. On notera en particulier, dans cette note, l'évocation du lien entre l'œil et la main, la pression de celle-ci ordonnant, de façon vive et lavée, parfois cernée d'un certain noir, la fraîcheur du contenu rencontré par le regard.

  • 12 Stéphane Mallarmé, Œuvres, op. cit., p. 446, cité par Charles Baudelaire dans Œuvres complètes, Pa (...)
  • 13 Charles Baudelaire, « Peintres et aquafortistes », Le Boulevard, 14 septembre 1862.

4Malheureusement, de cet article, la version française originale de la main de Mallarmé n'a jamais été retrouvée. Avant Mallarmé, Baudelaire, « notre dernier grand poète12 », soutint plusieurs peintures d'Édouard Manet alors qu'elles étaient refusées par les jurys des Salons. Dans son article « Peintres et aquafortistes13 », il associa Manet au peintre Alphonse Legros (1837-1911) :

  • 14 Stéphane Mallarmé, Œuvres, op. cit., t. 2, p. 446.

On verra au prochain Salon plusieurs tableaux de lui empreints de la saveur espagnole la plus forte, et qui donnent à croire que le génie espagnol s'est réfugié en France… MM. Manet et Legros unissent à un goût décidé pour la réalité, la réalité moderne – ce qui est déjà un bon symptôme – cette imagination vive et ample, sensible et audacieuse, sans laquelle, il faut bien le dire, toutes les meilleures facultés ne sont que des serviteurs sans maître, des agents sans gouvernement14.

  • 15 Émile Zola, « Édouard Manet, étude biographique et critique », dans Écrits sur l'art, Paris, Galli (...)
  • 16 Édouard Manet, Portrait d'Émile Zola, 1868, huile sur toile, 114 x 146,5 cm, Paris, musée d'Orsay.
  • 17 Stéphane Mallarmé, Œuvres, op. cit., p. 459.

5Immédiatement après Baudelaire, Mallarmé mentionne Émile Zola. Le jeune Émile Zola, alors âgé de 27 ans, publia en effet en 1867 une étude, « Édouard Manet, étude biographique et critique », dans laquelle il retraçait les étapes de la formation d'un peintre qui lui paraissait renouveler fondamentalement la technique et la thématique de la peinture moderne15. Manet en fit un portrait en 186816. Initié en atelier par Thomas Couture, peintre académique de sujets antiques dont il fut l'élève, Manet s'est formé avant tout, rappelle Mallarmé, par la fréquentation assidue des grands musées d'Europe, mais c'est particulièrement Vélasquez qui fut pour lui, selon sa formule, « le peintre des peintres ». Il en reprit les sujets quotidiens et la chaude atmosphère dans ses premières toiles (Le Buveur d'absinthe en 1859, Le Chanteur espagnol en 1860). Le renouvellement d'une tradition passe souvent, soulignera plus bas Mallarmé – « spécialement en ces jours critiques » – par la coordination d'« éléments très dispersés » : remarque qui, à n'en pas douter, vise aussi bien le renouvellement de la poésie auquel il s'efforce lui-même. L'une des originalités de Manet est, pourrait-on dire, dans ces « reprises muséales », de faire servir un ensemble de procédés autrefois dispersés de façon exceptionnelle dans des contextes encore académiques, à une vision neuve des choses qui impose de pousser ces procédés à leurs limites. Manet réunit pour la première fois des procédés répandus dans la peinture anglaise, espagnole ou italienne, pour les faire servir « à une fin manifeste et appropriée à l'expression artistique des besoins d'aujourd'hui17 », écrira-t-il plus bas.

  • 18 Ibid., successivement p. 444-445, 453, 413, 455, 412 et 457.

6Mallarmé lui-même insiste sur ses aspects originaux les plus évidents : son rattachement initial au « réalisme » initié par Courbet, sa sortie de l'atelier pour le « plein air » de la ville et des champs, son goût des scènes du « quotidien » de l'« existence moderne » : les brasseries, les bals, les petits métiers, les courtisanes, les salons mondains. Il s'agit enfin – surtout – de son procédé du « brossé », esquissé plutôt que « rendu », « pas assez poussé » sanctionnera le jury officiel de 1874, le « flou » délibéré de ses taches de lumière et des tourbillons en « déluge d'air » dans ses toiles, enfin « la gamme délicieuse trouvée dans les noirs » si présents mais si nuancés, dans les chapeaux, les habits et les ombres, tout cela en faisant le « maître des impressionnistes18 ».

7Le terme d'« impressionnisme » fut lancé de façon ironique par Louis Leroy, critique d'art au Charivari, pour critiquer le tableau de Claude Monet, Impression, soleil levant (exposé en avril 1874), et repris à leur compte par le groupe de peintres qui s'en réclamèrent. Mallarmé semble chercher à justifier les termes d'« impression » et d'« impressionnisme » caractéristiques de la nouvelle orientation initiée par Manet, bien que celui-ci, qui avait refusé d'exposer avec les jeunes impressionnistes en 1874, ait toujours marqué son indépendance en tant que peintre à l'égard du mouvement. Manet, né en 1832, est l'aîné de dix ans de la plupart d'entre eux : Claude Monet né en 1840 ; Auguste Renoir en 1841 ; et Paul Cézanne en 1839. Il fut donc plus un inspirateur et un soutien des impressionnistes qu'impressionniste lui-même : une certaine facture classique dans ses compositions et son dessin linéaire, de même que dans le contraste des noirs et des blancs retient chez lui le déferlement des impressions.

8Du commentaire de Mallarmé ressortent trois traits spécifiques de la manière de Manet. Je les résumerai ainsi : immédiateté, nouveauté, impersonnalité. Immédiateté d'abord, voire simplicité quasi-naïve : l'œuvre doit être « rendue » dans l'« oubli » et sans la médiation des habitudes éventuellement acquises au contact d'autres œuvres ou de sujets voisins. Par là même, et ensuite, elle propose la nouveauté d'une approche toujours renouvelée et fraîche de son sujet. Enfin, et paradoxalement, l'impression rendue n'est pas celle d'un « je » personnel, mais une donnée « pré-personnelle », celle d'une diversité d'aspects mobiles et fugaces qui « esquissent » la chose, s'offrant universellement au corps avant même qu'un « je » (un ego) en fasse une synthèse historique, socialement ou moralement personnelle. Manet recherche la « pré-vue » ou l'« anté-vision » anonyme tendant à perdre sa personnalité dans le regard d'une multitude jusqu'alors ignorante des charmes de la nature. C'est cette mobilité et cette fugacité que l'on peut rendre par le mot de « fluidité » (bien que le terme ne soit pas ici employé par le poète), qui renvoie au flux continu des impressions qu'il s'agit – tout le paradoxe de la peinture pré-impressionniste et impressionniste étant là – de « rendre », sans la fixer, au sens de la stabiliser.

9Mallarmé va d'abord énumérer globalement les aspects nouveaux de cette peinture avant d'en faire l'analyse de détail en commentant des œuvres. Il insiste surtout sur la valeur d'autonomie interne du tableau dans cette peinture nouvelle : autonomie des matières, de la cohérence d'ensemble, du sujet ou thème, « indépendant » des traditionnels poncifs, classiques ou antiques. On est encore à une époque où, dominés par l'Académie de peinture fixant les règles du bon goût, aussi bien pour les thèmes des tableaux que pour les techniques employées, les jurys valorisent les sujets historiques, classiques et antiques, la finition des détails et le masquage des coups de pinceau. Cette autonomie implique au contraire ce que Mallarmé appellera une peinture de l'« Aspect » : la majuscule semble indiquer le caractère essentiel et majeur de l'« aspect » dans la nouvelle peinture, mais nous verrons plus bas que « l'Aspect » a aussi le sens idéal de « vue intelligible » dans la poésie symboliste de Mallarmé. L'aspect est suggéré, esquissé, entrevu en direction des choses, mais son traitement, eu égard aux paradigmes traditionnels du jury sourcilleux de 1874, ne paraît « pas assez poussé » : reproche motivant son refus des toiles de Manet !

  • 19 Terme employé dans ibid., p. 458.
  • 20 Ibid., p. 457.
  • 21 Jean-Pierre Richard, L'Univers imaginaire de Mallarmé, Paris, Seuil, 1962, p. 481.
  • 22 Stéphane Mallarmé, Œuvres, op. cit., p. 462-466.
  • 23 Voir ses tableaux jugés scandaleux des « amies » féminines, ses traitements de la « chasse » ou de (...)

10Après avoir énuméré les œuvres essentielles du Manet de cette époque et s'être arrêté d'abord à l'Olympia (1863), Mallarmé illustre son propos sur la façon du peintre en s'arrêtant au tableau Le Linge (1875). Mallarmé va s'attarder à ce tableau, refusé par le salon officiel de 1876, et représentant une jeune femme lavant du linge dans un baquet en compagnie d'un enfant. Il l'estime particulièrement caractéristique du nouveau style de Manet, en insistant sur l'effet de la « lumière naturelle » et du « déluge d'air » sur les formes : leur fusion, leur tremblement, résultant d'une lutte continue « entre la surface et l'espace », l'un et l'autre échangeant leurs qualités. Au passage, Mallarmé louera les vertus du « plein air », quant au respect des choses, à l'encontre du demi-jour ou du jour artificiel des ateliers de l'école académique qui favorisaient toutes les contraintes exercées sur les couleurs et le dessin d'autrefois. Mallarmé présente une réflexion sur l'usage du médium chez Manet, mais elle est manifestement valable selon lui pour tous ces peintres. Le poète connaît les différents sens du terme « médium » (au sens de « moyen » du peintre mais aussi au sens de « milieu » ou d'« atmosphère » où baigne la chose peinte) et il en joue pour insister sur la corrélation qu'on pourrait dire de type « phénoménologique », caractéristique de la « manière » ou du « procédé19 », sinon du « style » de Manet (le terme de « style » est évité alors par Mallarmé qui associe de façon péjorative dans cet article « affectation et style20 »). Il y a donc corrélation entre le médium comme moyen du peintre (couleurs, pâtes, pinceaux) et le médium comme milieu de son objet (plein air et lumière naturelle). C'est seulement au moyen de la légèreté de touche ou de la lourdeur du brossage, de la couleur tantôt fraîche, tantôt légèrement étalée par le médium instrument que les impressionnistes rendent l'imprégnation des surfaces par le milieu de l'air et de la lumière. Le résultat rendu ou l'« effet » produit en est la mobilité, et la palpitation des apparences fugitives, à nouveau donc la « fluidité », en lesquelles se donne « le sujet » sans que rien ne puisse en être maîtrisé, ni fixé en une identité synthétique et stable. Comme l'écrit Jean-Pierre Richard : « la fluidité devient alors ici un attribut premier de la couleur21 ». Se marque alors la différence avec le réalisme de Gustave Courbet, peintre également « politique22 ». Chez ce dernier, la « réalité » ne se dissout pas dans l'interaction de la lumière, de l'air et des formes objectives. Celles-ci restent substantielles, quoique en perpétuel « débordement » à l'intérieur de leur matière ; nulle interaction non plus chez Courbet entre le regard humain et les impressions perceptives. Si les individus y sont aussi « débordés », c'est par une autre sensibilité, celle des désirs de leur nature23. Avant Merleau-Ponty commentant Cézanne, Mallarmé commentant Manet montre déjà que la peinture suspend nos traditions perceptives de pensée « personnelle » en exposant le renvoi mutuel de toute chose à toutes les autres par le médium de la lumière et par celui de l'air.

  • 24 Henri Mondor, Propos de Mallarmé sur la poésie, Monaco, Éditions du Rocher, 1953, p. 156.
  • 25 Ernest Raynaud (1864-1936) est poète et auteur de La Mélée symboliste : portraits et souvenirs (Pa (...)

11Puis il évoque rapidement les jeunes impressionnistes de la « bande à Manet » qui approfondiront tous ces traits stylistiques et thématiques (Monet, Morisot, Degas, Renoir, Cézanne sont mentionnés). C'est bien le moment d'évoquer « la subtile fluidité contemporaine24 ». Il s'agit d'une lettre du 19 octobre 1887 à Ernest Raynaud25. On rappellera que dans cette lettre de félicitation pour un poème, Le Signe, Mallarmé regrette que « cette richesse de tons – dont il crédite et loue Raynaud – s'est un peu évaporée dans la subtile fluidité contemporaine ». Mallarmé émet ici des réserves à l'égard de cette « subtile fluidité contemporaine » (tant musicale que picturale), car c'est, selon lui, dans l'union de la vue précise (« richesse de tons ») et de la mélodie (« fluidité ») que se constitue la poésie, et non dans la seule « subtile fluidité contemporaine ». Cette réserve était aussi celle de Manet, en tant que peintre encore attaché à certaines formes et tonalités classiques. L'espace nous manque pour reproduire les brèves analyses que Mallarmé a données des impressionnistes dans cet article, en tâchant de montrer comment chacun a modulé de façon singulière la nouvelle manière de peindre et de penser la chose peinte, mais sur un fond commun de conviction et de projet. Résumons : Monet est le peintre de l'eau, de sa mobilité et de son atmosphère échangée avec le ciel. Sisley est le peintre des moments fugitifs de la journée et des saisons (avec une faveur pour le printemps éclatant et le bruissement des feuilles rougies d'automne). Pissarro est le peintre des ombres épaisses confrontées à l'atmosphère brumeuse d'une saturation solaire. D'autres peintres, qui ne sont pas de la « bande à Manet », sont évoqués avec faveur par Mallarmé : Degas et ses procédés de dessins linéaires ; Berthe Morisot (devenue l'épouse d'Eugène Manet, frère du peintre) et ses scènes mondaines-champêtres à laquelle il consacre une longue notice post-mortem caractérisant sa peinture par « le tour classique renoué et ces fluidité, nitidité » ; Renoir et ses miroitements de chair pleine ; l'intrépide Cézanne, celui qui « pousse le plus loin » les efforts impressionnistes. En quelques mots, Mallarmé situe historiquement l'impressionnisme comme une transition entre le peintre romantique voué au rêve de l'imagination et « l'énergique ouvrier moderne ». Qu'entend-t-il par-là ? On peut penser – ce sera la lecture de Zola, maître du naturalisme social de la fin du siècle – qu'il s'agirait aussi d'anticiper sur un nouveau réalisme pictural, celui de Toulouse-Lautrec et des peintres du milieu ouvrier lui-même.

Fig. 64. Édouard Manet, Le Linge, 1875, huile sur toile, 145,4 x 114,9 cm. © The Barnes Foundation.

12En effet, à l'extrême fin de l'article sur les impressionnistes et Édouard Manet, l'on voit poindre, indubitablement, le lien de cette peinture avec la poétique mallarméenne et précisément sous l'angle de « la participation d'un peuple jusqu'ici ignoré à la vie politique en France ». La notion de médium-milieu, s'élargit alors au milieu social et politique qui est historiquement celui des impressionnistes. Cette irruption un peu brutale et finale de la politique dans un article où rien des considérations esthétiques et techniques antérieures ne la laissait attendre, passé l'effet de surprise, nous éclaire pourtant, en reliant peinture, politique et idée du théâtre (le fameux « théâtre en idée » de Mallarmé). Un parallèle nécessaire entre politique et art se découvre, partant d'une remarque sur le mot intransigeant qui, rappelle Mallarmé, était le premier nom des impressionnistes, signifiant une qualité caractéristique de ces jeunes peintres de même qu'« en langage politique, [il] signifie radical et démocratique ». Ainsi, de même que la multitude – le « peuple souverain » (terme utilisé par Mallarmé en un autre contexte) – a exigé la participation de sa volonté propre à sa « civilisation », c'est-à-dire à son devenir social de citoyen, de même : « aujourd'hui la multitude demande à voir de ses propres yeux ; et si notre art moderne est moins glorieux, moins intense et moins riche, ce n'est pas sans la compensation de la vérité, de la simplicité, et du charme natif. » Tout se passe donc comme si Manet – avec d'autres « hommes nouveaux et impersonnels, en communion directe avec le sentiment de leur temps » – avait assumé cette libération du regard populaire – simplifié, dégagé des glorieux poncifs et des nobles interdits – sur la nature. Peinture démocratique donc que celle de Manet et des impressionnistes, expliquant l'apparente naïveté, voire la quasi-pauvreté d'un regard et d'une main chargés de faire que se révèle cette nue vérité : « ils desserrent les contraintes de l'éducation, pour laisser la main et l'œil agir à leur guise, et qu'elle puisse ainsi à travers eux se révéler. » Nulle violence scientifique ou technique pourtant en cela, mais l'ouverture à une nature dans son corps d'éléments, sans les nobles parures et les dissimulations corsetées d'autrefois. Ici se noue, sans toutefois, il est vrai, que le « peuple souverain » en soit encore pleinement conscient, l'indépendance du regard et du geste humains – démocratiques – et l'autonomie d'une volonté de nature rendue à elle-même, à son corps de « lumière vive », de « plein air » et d'« instant fugace ». Édouard Manet commença « à éduquer l'œil du public – encore voilé par les conventions –, si ce public veut donc consentir à voir les vraies beautés du peuple telles qu'elles sont, saines et solides… » À partir de lui, les impressionnistes donnent à chaque homme, considéré populairement comme « une unité anonyme dans le nombre formidable d'un universel suffrage », une manière nouvelle et sûre – à la portée de tous, mais sans sottise ni vulgaire dédain – de découvrir la nature en ses apparences « pour mettre en leur pouvoir un moyen plus nouveau et plus succinct de l'observer ».

  • 26 Stéphane Mallarmé, Œuvres, op. cit., successivement p. 151, 467-468, 451, 469-470.
  • 27 Stéphane Mallarmé, Correspondance, Paris, Gallimard, 1981, t. 6, p. 26.
  • 28 Henri Mondor, Vie de Mallarmé, Paris, Gallimard, 1941, p. 459.
  • 29 Stéphane Mallarmé, Œuvres, op. cit., p. 647.
  • 30 Bernard Vouilloux, « L'impressionnisme littéraire : une révision », Poétique, no 121, février 2000 (...)
  • 31 Pierre-Henry Frangne, La Négation à l'œuvre. La philosophie symboliste de l'art (1860-1905), préfa (...)
  • 32 André Stanguennec, Mallarmé et l'éthique de la poésie, Paris, Vrin, collection « Art et philosophi (...)

13Selon Mallarmé, « l'extrême civilisation », devenue la civilisation moderne de l'homme par lui-même, caractérise notre époque en son moment républicain. C'est précisément parce que cette extrémité, « où le développement de l'art et de la pensée a presque atteint ses limites », est marquée par une telle autonomie de la connaissance et de l'action humaines dans nos sociétés démocratiques, que la peinture, dont la motivation, comme celle du poète, est de rappeler l'homme à la présence du monde, « […] doit retremper dans son principe et dans sa relation à la nature ». Ce retour paradoxal du regard à la relation originelle de l'Homme avec la Nature n'est pas un « commencement réel », réaffirme Mallarmé, mais une « source idéale », une reconstruction conditionnée par nos valeurs présentes. C'est donc bien « par la volonté de l'idée », c'est-à-dire encore et toujours par une orientation librement volontaire vers « cet ordre des choses » autrement nommé musique, ou livre du théâtre, que la peinture restitue « l'aspect » vivant de la nature. Mais qu'est-ce que l'« aspect », ce terme revenant obstinément sous la plume de Mallarmé commentant Manet ? Dans la peinture manetienne et impressionniste, il s'agit de ces profils mobiles, de ces airs changeants, de ces atmosphères variables autour des choses et non des choses mêmes. Mais leur succession « impressionnante » – les « impressionnistes » le savent – est toutefois réglée par la loi « d'une vision rendue à sa plus simple perfection26 ». Or l'« idée de la Loi » (eidos, vue, aspect intelligible) est aussi, selon la conviction mallarméenne, la musique du monde – « employez musique dans le sens grec, au fond signifiant "idée" ou "rythme entre des rapports" ; là plus divine que dans l'expression publique ou symphonique » écrit-il à Edmund Gosse, le 10 janvier 189327. Mallarmé se saisissant aussi de ces suggestions sensibles pour y construire des symboles, il n'y a rien d'étonnant à ce que Victor Hugo l'ait appelé « mon cher poète impressionniste28 ». Pourtant Mallarmé est symboliste, non impressionniste, car il ne se contente pas de la « subtile fluidité contemporaine ». Les aspects ou impressions sont choisis pour être transposés en symboles d'autre chose, de l'idée du monde, ce théâtre où, selon lui, règne la musique ; cela exige de « comparer les aspects et leur nombre tel qu'il frôle notre négligence29 ». Dans certains poèmes, Verlaine serait davantage proche de l'impressionnisme, mais cela même est très hypothétique et controversé par la critique30, tandis qu'en peinture Odilon Redon, Gustave Moreau, Puvis de Chavannes seraient bien proches du symbolisme, sans omettre les préraphaélites anglais et les nabis. Toutefois, c'est sur la base d'une même rupture avec un art référentiel et révérencieux vis-à-vis des anciens objets édifiants de la foi religieuse31 ou historique que l'impressionnisme et le symbolisme défont cette référence-révérence à l'objet : le premier en deçà de l'objet lui-même pour en libérer les impressions qu'il nous donne, le second au-delà de l'objet, les impressions choisies devenant signes d'une totalité fictive – le monde – transcendant l'objectivité. Ainsi, aux deux pôles du monde se disposent les « aspects » sensibles des impressionnistes et les « aspects » intelligibles de l'idée, et c'est le tissu de leurs rapports symboliques qui constitue la musique visée par le poète32. C'est donc encore cette musique qu'écoutent, si l'on peut dire seulement « avec les yeux », les peintres impressionnistes avant que, de façon convergente, le poète l'évoque ou la suggère en mots, en impressions imprimées, en la disant dans ses poèmes et en tâchant ainsi, à ses risques et périls, de la faire mieux entendre.

Notes

1 André Stanguennec (éd.), Penser les arts et la politique : Stéphane Mallarmé, Nantes, Cécile Defaut, 2008.

2 Sur le regard dans le portrait moderne, voir : Georg Wilhelm, Friedrich Hegel, Esthétique, Paris, Flammarion, 1979, t. 3, p. 112-113.

3 Michel Guérin, Nihilisme et modernité, Paris, Jacqueline Chambon, 2003, p. 72.

4 Georges Bataille, Manet, Genève, Skira, 1955.

5 Michel Foucault, retranscription de conférences données au club Tahar Haddad à Tunis en 1971, publiées dans les Cahiers de Tunisie, t. 39, no 149-150, 3e et 4e trimestres 1989.

6 André Stanguennec, op. cit.

7 Stéphane Mallarmé, Œuvres, Bertrand Marchal (éd.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2003, t. 2, p. 410-415.

8 Ibid., p. 146-147.

9 Stéphane Mallarmé, Divagations, Paris, Eugène Fasquelle, 1897.

10 Édouard Manet, Stéphane Mallarmé, 1876, huile sur toile, 36 x 27,5 cm, Paris, musée d'Orsay.

11 Georges Bataille, op. cit.

12 Stéphane Mallarmé, Œuvres, op. cit., p. 446, cité par Charles Baudelaire dans Œuvres complètes, Paris, Laffont, 1980, p. 822.

13 Charles Baudelaire, « Peintres et aquafortistes », Le Boulevard, 14 septembre 1862.

14 Stéphane Mallarmé, Œuvres, op. cit., t. 2, p. 446.

15 Émile Zola, « Édouard Manet, étude biographique et critique », dans Écrits sur l'art, Paris, Gallimard, « Tel », 1991.

16 Édouard Manet, Portrait d'Émile Zola, 1868, huile sur toile, 114 x 146,5 cm, Paris, musée d'Orsay.

17 Stéphane Mallarmé, Œuvres, op. cit., p. 459.

18 Ibid., successivement p. 444-445, 453, 413, 455, 412 et 457.

19 Terme employé dans ibid., p. 458.

20 Ibid., p. 457.

21 Jean-Pierre Richard, L'Univers imaginaire de Mallarmé, Paris, Seuil, 1962, p. 481.

22 Stéphane Mallarmé, Œuvres, op. cit., p. 462-466.

23 Voir ses tableaux jugés scandaleux des « amies » féminines, ses traitements de la « chasse » ou de la « pêche », parfois sanglants, voire cruels.

24 Henri Mondor, Propos de Mallarmé sur la poésie, Monaco, Éditions du Rocher, 1953, p. 156.

25 Ernest Raynaud (1864-1936) est poète et auteur de La Mélée symboliste : portraits et souvenirs (Paris, La Renaissance du Livre, 1920-1922, 3 vol.).

26 Stéphane Mallarmé, Œuvres, op. cit., successivement p. 151, 467-468, 451, 469-470.

27 Stéphane Mallarmé, Correspondance, Paris, Gallimard, 1981, t. 6, p. 26.

28 Henri Mondor, Vie de Mallarmé, Paris, Gallimard, 1941, p. 459.

29 Stéphane Mallarmé, Œuvres, op. cit., p. 647.

30 Bernard Vouilloux, « L'impressionnisme littéraire : une révision », Poétique, no 121, février 2000, p. 61-92.

31 Pierre-Henry Frangne, La Négation à l'œuvre. La philosophie symboliste de l'art (1860-1905), préface de Michel Deguy, Rennes, Presses universitaires de Rennes, collection « Æsthetica », 2005.

32 André Stanguennec, Mallarmé et l'éthique de la poésie, Paris, Vrin, collection « Art et philosophie », 1992.

Table des illustrations

Légende Fig. 63. Édouard Manet, Stéphane Mallarmé, 1876, huile sur toile, 26 x 36 cm, Paris, musée d'Orsay.
URL http://books.openedition.org/purh/docannexe/image/728/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 475k
Légende Fig. 64. Édouard Manet, Le Linge, 1875, huile sur toile, 145,4 x 114,9 cm. © The Barnes Foundation.
URL http://books.openedition.org/purh/docannexe/image/728/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 727k

Auteur

Professeur émérite à l'université de Nantes. Ses travaux portent sur Hegel, l'idéalisme allemand et l'herméneutique contemporaine, envisagée particulièrement sous l'angle du symbolisme de la culture (S. Mallarmé, E. Cassirer, H.-G. Gadamer), ainsi que sur la constitution de la pensée métaphysique et dialectique aujourd'hui, à laquelle il consacre ses recherches actuelles. Il est lauréat du prix Cardinal-Mercier 2011 (université catholique de Louvain) pour ses travaux de métaphysique. Il a notamment publié : Mallarmé et l'éthique de la poésie (Vrin, 1992), La morale des lettres (Vrin, 2005). Penser les arts et la politique (choix de textes de Mallarmé avec préface et notes, 2008), Les horreurs du monde. Une phénoménologie des affections historiques (MSH, 2011), Peinture et philosophie, un essai de phénoménologie comparée (PUR, 2011), La philosophie romantique allemande (Vrin, 2011).

Cezanne Renouveler La Peinture Sur La Base De L'art Classique

Source: https://books.openedition.org/purh/728

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